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Contexte valable pour beaucoup de pays
«Accusé agriculteur, présentez-vous à la barre!»
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«Notre agriculture est enfermée entre quatre murs: vert, blanc, rouge et noir»,
résume l’agricultrice.
CHARLY TRIBALLEAU/AFP
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FIGAROVOX/TRIBUNE - Un déluge de sermons s’abat chaque jour sur les agriculteurs, s’irrite Anne-Cécile Suzanne.
Anne-Cécile Suzanne est agricultrice en polyculture élevage dans l’Orne et diplômée de Sciences Po Paris.
J’étais dans mon tracteur lorsque une «alerte» envoyée par un média m’a appris que le CETA avait été voté. Je bottelais ma paille avant la pluie, depuis plusieurs heures déjà, dormant peu, commençant tôt. Et cette nouvelle ne m’a pas abattue. Elle ne m’a pas inquiétée. Elle m’a, avant tout, mise en colère.
Cette bouffée de colère soudaine était assez surprenante. Finalement, cela fait plusieurs années que l’agriculture est délaissée, politiquement et socialement, mais nous avons tendance à l’accepter, comme une réalité contre laquelle il ne vaut plus la peine de se révolter. Nous nous concentrons sur notre pré carré. Pour autant, cette colère est montée, comme si ce vote avait été la goutte de trop, la dernière consécration du paradoxe français, qui enferme notre agriculture entre quatre murs.
Il n’est pas un citoyen, pas un expert télévisé, qui ne sache quoi faire s’il était agriculteur...
Le deuxième mur est blanc. Blanc comme les pages de traités qui font de l’agriculture la variable d’ajustement des négociations commerciales. Sur les marchés internationaux, les productions agricoles se négocient suivant deux critères: la quantité et le prix. Pour survivre, un seul mot d’ordre, dont l’écho résonne à chaque nouveau traité de libre-échange: la productivité. Afin de la maximiser, nous devons absolument intensifier notre production, par l’utilisation de produits phytosanitaires et la maximisation de la surface cultivée. Bougez-vous, nous dit le président de la République, afin de renforcer votre compétitivité. Très bien, à bas les arbres et les haies, faisons de la place.
Soit on est durable, mais pas rentable, soit on est performant, mais détesté
Car il y a un troisième mur, et il est rouge. À bas la viande rouge et le sang, à bas les abattoirs et les élevages. Aujourd’hui, être éleveur bovin, c’est être résistant. Le sujet est devenu identitaire, et se résume à une fracture trop claire pour être vraiment nette: si j’aime les animaux et le climat, je mange des lentilles, si j’aime mon terroir et mes traditions, je vais chaque jour chez mon boucher. Que les prairies captent le CO2 et permettent la préservation des habitats sauvages? Que les estives ne soient entretenues que grâce au passage des animaux d’élevage? Que les vaches de France vivent en plein air? Des réalités annexes, dont il ne vaut pas la peine de faire état quand on parle alimentation, agriculture et légumes verts.
Le consommateur se voit reprocher de ne pas rationaliser chacun de ses tickets de caisse au supermarché
Le dernier mur est noir. Noir comme les pensées des céréaliers, des maraîchers, des fruiticulteurs et des éleveurs, qui se voient imposer des normes affectant leurs rendements et des prix d’achat en dessous de leurs coûts de production. Des normes qui leur coûtent cher, et dont ils ne sont pas remboursés. Le résultat est la disparition des petites exploitations, avec des revenus constamment en baisse et un désespoir installé durablement dans ces professions.
Alors dans mon tracteur, je me suis mise en colère contre cette façon d’envisager notre métier et contre ces murs, qu’il est de plus en plus dur de démonter. Il est peu de métiers où l’on ne reçoive tant de leçons sans jamais considérer notre rôle dans sa globalité. On pense l’agriculture en saucissons alors même qu’il s’agit d’une activité «systémique», qui possède un impact global sur son environnement, sur sa société, sur ses consommateurs et sur le climat.
Il est impossible de tirer un fil sans emporter les autres. Prôner la montée en gamme tout en ouvrant à la concurrence internationale, c’est couper les fils, mais casser en même temps tout le système. Pour sortir de l’impasse dans laquelle, de façon désordonnée, notre gouvernement, nos journaux, nos consommateurs nous mettent, peut-être faudrait-il revenir à la base, en particulier quand on gouverne la France: penser, c’est accepter d’envisager le problème dans sa complexité.
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